Dans la foulée de l’impopulaire révision, suivie de « relecture » et d’adoption d’une constitution instituant un régime parlementaire, les Togolais sont abasourdis sur les véritables intentions du régime militaire familial et clanique qui les régente depuis six décennies.
Le régime a-t-il gardé une législature périmée en fonction au cas où l’opposition remportait un grand nombre de députés aux législatives, l’empêchant de réviser la constitution plus tard ? La nouvelle constitution est-elle une monnaie d’échange pour obtenir des concessions avec les forces vives au cas où ces dernières venaient à demander le retour à une élection au suffrage universel direct ? Ou, comme je le crois fermement, est-ce une manœuvre de conservation du pouvoir et de distraction de l’opposition en prévision de la présidentielle de 2025 ? Le bateau ayant levé l’ancre, les motivations du régime nous importent peu maintenant.
Nous nous intéressons plutôt au débat qui fait rage au sein du peuple sur la méthode la plus à même de mettre fin aux dérives du pouvoir une bonne fois pour toutes. Plusieurs méthodes sont proposées comme étant « 100% sûre », alors même que les mêmes méthodes avaient déjà montré leurs limites, pour ne pas dire qu’elles ont toutes échoué. Retour sur les principales théories du changement essayées au Togo, les « 50 nuances du changement ».
- Si on documente et partage les informations sur les abus du régime et les violations des droits de l’homme contre la population, certains acteurs influents tels que les gouvernements et institutions internationales (coucou, Union Européenne !) en prendront connaissance et utiliseront les sanctions pour faire pression sur le régime, ce qui va affaiblir le régime et précipiter sa chute, permettant ainsi au changement de se produire. Cette théorie était très répandue dans les années 1990 et 2000.
Constat: échec, car lesdites institutions internationales sont des champions de la l’hypocrisie et du double langage; ces acteurs internationaux sont soit facilement corruptibles par le régime qui dépense sans compter pour se maintenir, ou sont plus sensibles au maintien des intérêts néocolonialistes que le régime garantit, donc ils ne sont favorables au remplacement d’un tel régime que du bout des lèvres, raison pour laquelle ils demandent chaque fois à l’opposition d’accepter un gouvernement d’union pour limiter les abus, mais cela ne change pas le statut quo. De plus, les sanctions font tout, sauf affaiblir un régime autocratique comme celui du Togo. Toutes les sanctions imposées en 1993 ont été levées en 2008 sans avoir poussé le régime vers la porte.
- Si on utilise les revendications des travailleurs pour lancer des grèves dans tous les secteurs, cela va réduire voire tarir les entrées de devises du régime, empêchant ce dernier de s’acquitter de ses responsabilités financières ; les opérateurs économiques et surtout les militaires vont se révolter et cela produira un mécontentement social tel que le régime se sentira affaibli et sera forcé à la démission, permettant ainsi l’avènement du changement politique.
Constat : échec, car cette hypothèse suppose que l’on ait affaire à un régime qui tire sa légitimité de l’acceptation du peuple et qui se préoccupe du bien-être de celui-ci. Le régime du Togo s’en fiche royalement et plutôt que de démissionner, il dépense des milliards pour corrompre à tout va afin de faire taire le mécontentement populaire. Le régime a aussi réduit l’armée à un corps qui ne revendiquerait rien même si elle restait sans salaire pendant des mois. La grève générale illimitée de 1992-1993 est l’illustration la plus parfaite de cet échec.
- Si on organise le peuple de manière à lui faire mieux connaître ses droits et sa force, et qu’on trouve une revendication autour de laquelle tout le peuple se retrouve, ce peuple conscient envahira les rues pour demander avec insistance la satisfaction de sa revendication, ce qui entrainera départ du président-dictateur.
Constat : échec, car face au peuple dans la rue, il y a une armée qui ne rêve que de plaire à son chef suprême, une armée qui ne tire sa légitimité que dans sa capacité à massacrer le peuple afin de mériter la confiance du clan au pouvoir. Le point culminant fut la révolte populaire qui avait commencé le 19 août 2017 et fut bouclée dans le sang, les emprisonnements et l’exil de masse.
- Si on négocie avec le régime l’organisation d’élections libres et transparentes, les électeurs vont sanctionner le régime dans les urnes, ce dernier reconnaîtra sa défaite et le changement se produira.
Constat : échec, car c’est le régime lui-même qui proclame les résultats, et il ne déclarera jamais sa propre défaite. Comme disait Staline, le gagnant d’une élection est toujours celui qui proclame les résultats. Toutes les élections depuis 1993 en sont l’illustration, à l’exception des législatives de 1994 où l’opposition (CAR d’Agboyibor et UTD de Edem Kodjo) a surpris le régime en remportant le scrutin législatif. Depuis, le régime n’a plus commis cette « erreur » de 1994.
- Si on pousse le régime à organiser une élection libre et transparente, les électeurs vont sanctionner le régime dans les urnes, mais si ce dernier refuse de reconnaître sa défaite, la population va envahir les rues (révolution électorale) pour le forcer à reconnaître sa défaite, et le changement se produira.
Constat : échec, car face au peuple dans la rue, il y a une armée toujours prête à massacrer pour les beaux yeux du régime. Le point culminant fut 2005.
Comment éviter les échecs à l’avenir ? Un regard sur le passé révèle trois conclusions incontournables :
- L’armée viendra toujours à la rescousse du régime : comment y remédier ? L’armée agit toujours ainsi car elle est formatée, façonnée pour voir en ce régime la garantie de son présent et son avenir. Pour changer cette donne, il faut nécessairement une plus grande clarté sur nos intentions pour l’armée après la fin de la dictature. C’est en pleine deuxième guerre mondiale que les Alliés ont commencé par préparer l’après-guerre, notamment l’avenir de l’Allemagne leur adversaire commun, et ils n’en ont pas fait un mystère.
- Les sanctions de l’extérieur n’auront jamais l’effet escompté sur le régime togolais ; les actions «coup de poing» médiatisés de la diaspora togolaise sont le remède. Il ne faut donc plus compter sur les pressions de l’extérieur sur le régime. Il faut plutôt privilégier les pressions découlant des opérations de protestation des Togolais vivant à l’étranger contre les dignitaires en visite dans les pays d’accueil.
- Chacune de ces méthodes a été présentée, vantée et mise en œuvre comme si elle seule suffisait à déboulonner le régime, comme une exclusivité. Pour réussir il faut simultanément mettre en œuvre plusieurs méthodes, sinon toutes les méthodes en même temps, en coordination, et dans le respect de l’apport de chacun, donc passer à une perspective de complémentarité. Par exemple, ceux qui participent aux élections et ceux qui les boycottent doivent se parler et trouver des actions qui se complètent dans l’atteinte de l’objectif commun pour tous : mettre fin au régime militaire autocratique qui détruit tous les jours notre bien commun, le Togo.
A. Ben Yaya
New York, 24 avril 2024