Paul Biya : la mort en face

⟨⟨La mauvaise, c’est de mourir loin de chez soi dans la solitude d’un hôpital parisien ou genevois, à la suite d’une agonie interminable ou pire, c’est cette mort subite que les Béti – le peuple auquel appartient Paul Biya – appellent « awu nsigena », « le mal qui surprend en terrifiant ».⟩⟩

Et si les grands de ce monde osaient accepter l’idée de leur finitude? Une lucidité salutaire nécessaire à la survie de leur pays après eux.

Lorsque, le 8 octobre, une obscure chaîne de télévision online, basée à Houston au Texas et animée par des sécessionnistes camerounais anglophones, a annoncé le décès du président Paul Biya et que la fake news s’est répandue comme une traînée de poudre, l’intéressé s’est peut-être souvenu de cette petite phrase de l’écrivain américain Mark Twain, confronté à cette même rumeur : « L’annonce de ma mort est très exagérée et tout à fait prématurée. » Prématurée est bien l’adjectif qui convient car lorsqu’on a atteint l’âge de 91 ans et que l’on fréquente assidûment les médecins suisses, on est mieux placé que quiconque pour savoir que, quels que soient les efforts pour en inverser le cours, on ne sort jamais vivant de la vie.

Tradition de déni…

À cette infox ambazonienne essaimée par des activistes irresponsables spécialistes du « doxing » (la divulgation mortifère de données personnelles), les autorités de Yaoundé ont répondu de la pire des manières : l’interdiction de tout débat sur la santé du doyen des chefs d’État élus de la planète, ce qui revient à ouvrir un boulevard à l’infodémie, laquelle se nourrit de toutes les crises, de tous les tabous et de toutes les opacités. Ce faisant, l’entourage de Paul Biya s’inscrit dans une longue tradition de déni de la maladie et de dissimulation de l’affaiblissement du chef, largement pratiquée depuis des lustres et sous tous les cieux.

Georges Pompidou et son cancer du sang masqué sous l’appellation de « grippe récidivante ». Léonid Brejnev et ses « coups de froid » camouflant pendant près de huit mois des épisodes répétés de mort clinique. Mao Zedong : trois crises cardiaques, une maladie de Charcot, un Parkinson et autant de bulletins de santé triomphants. Francisco Franco : cinq opérations, un mois d’agonie et d’acharnement thérapeutique dans un assourdissant silence. Omar Bongo, décédé dans une clinique de Barcelone après quatre semaines de folles rumeurs. Houari Boumediène, transporté mourant, et secrètement, de Moscou à Alger au bout de trois mois de dégénérescence due à la maladie de Waldenström. Abdelaziz Bouteflika et sa « bronchite » finale après six années d’impotence… La liste n’est pas exhaustive, tant est commun le réflexe des puissants et de leurs proches, tétanisés par la peur du vide, de noyer l’opinion dans un brouillard de confusion.

… contre obligation de transparence

Certes, la santé des chefs, comme celle de tout un chacun, relève de l’intimité et reste par essence confidentielle. Mais lorsque la stabilité et la conduite des affaires publiques dépendent de l’état de forme physique et psychique de celui qui préside à ses destinées, la transparence est une obligation. Même s’il dispose d’un solide maillage administratif lui permettant de fonctionner un temps en pilotage automatique, le Cameroun ne saurait s’y soustraire. Un pays ne peut longtemps demeurer dans le même état que la santé de son chef : stationnaire.

Certains l’ont compris. Le président béninois, Patrice Talon, a ainsi publiquement communiqué sur la nature de deux opérations subies à Paris, tout comme le roi Mohammed VI, à trois reprises depuis 2017. Le monarque marocain, il est vrai, a de qui tenir : son père, Hassan II, qui a toujours exigé de se faire soigner dans son propre pays, avait clairement fait savoir avant sa mort son refus d’être opéré « au-delà du raisonnable ».

Le pouvoir comme élixir d’éternité

L’universitaire franco-sénégalais Louis-Vincent Thomas estime dans son « Anthropologie de la mort », parue il y a un demi-siècle et qui fait autorité en la matière, que les Africains sont bien mieux armés que les Occidentaux pour l’affronter et y faire face, car elle serait pour eux un passage plutôt qu’une rupture. Tout indique pourtant que les chefs d’État appréhendent cette perspective avec angoisse, au point de n’en parler qu’en termes symboliques, de la conjurer par un foisonnement de croyances et de rites et, pour certains, de considérer leur maintien au pouvoir comme le seul élixir d’éternité.

Mais, par-dessus tout, le chef africain craint de mal mourir car oui, il existe, dans l’idéologie funéraire dont nos présidents sont imprégnés, une bonne et une mauvaise mort. La bonne, c’est de mourir sur ses terres afin de présider à ses propres funérailles après avoir conversé avec ses ancêtres, mis ses affaires en ordre, liquidé ses dettes et ses contentieux, confessé ses fautes, préparé sa succession et rassemblé les siens. La mauvaise, c’est de mourir loin de chez soi dans la solitude d’un hôpital parisien ou genevois, à la suite d’une agonie interminable ou pire, de cette mort subite que les Béti – le peuple auquel appartient Paul Biya – appellent « awu nsigena », « le mal qui surprend en terrifiant ». Ces fins stériles et dangereuses, tant pour celui qui meurt que pour la collectivité, portent les stigmates de la vengeance et de la punition. On comprend mieux pourquoi Félix Houphouët-Boigny, atteint d’un cancer en phase terminale, fut maintenu artificiellement en vie jusqu’à son retour en Côte d’Ivoire. Pour les Baoulés, il était inimaginable et insupportable que son décès soit prononcé ailleurs qu’en terre d’Eburnie.

Le poids de l’incertitude

Une mort maîtrisée, afin de pallier au maximum le vide et la rupture qui s’ensuivront, une mort suffisamment préparée et anticipée pour en limiter les effets perturbateurs et que s’amorce une réorganisation du pouvoir dans un climat de paix civile : tel doit être le projet raisonnable de la poignée de doyens encore aux commandes sur le continent et dont tout porte à croire qu’ils ne les lâcheront qu’à leur dernier souffle. Ne pas y consentir, refuser même d’y penser, balayer les éclairs de lucidité d’un « après moi le chaos », c’est faire de sa vieillesse un lent naufrage dans lequel sombreront ses proches et ceux de ses affidés qui n’auront pas quitté le navire avant la fin.

Lorsqu’ils ont cru apprendre, le 8 octobre, le décès de celui qui, depuis quarante-deux ans, préside à leur destinée, vingt-cinq millions de Camerounais ont été saisis de vertige. Entre l’angoisse des partisans et le soulagement des opposants planait le même sentiment, celui de l’incertitude face à une succession que chacun pressent comme fratricide au sein du clan présidentiel. Toute mort est un saut dans l’inconnu, dans lequel un chef digne de son rang ne saurait entraîner les siens. Il faut, quand il est encore temps, savoir la regarder en face et s’y préparer.

François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.

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