Aujourd’hui, cela fait 57 ans que la famille Gnassingbé dirige le Togo

Un projet de Constitution a été adopté le 26 mars par les députés sans même avoir été entièrement rendu public. L’opposition et la société civile soupçonnent le président Faure Gnassingbé, au pouvoir depuis 2005, de vouloir s’y maintenir indéfiniment.

« Un combat de longue haleine. » C’est ce à quoi s’attend Ekoué David Dosseh, coordinateur du mouvement Togo Debout. Comme nombre de ses compatriotes, ce chirurgien s’oppose à la Constitution que les députées ont adoptée le 26 mars. La fronde contre cette réforme est telle que le président Faure Gnassingbé a dû, le 29 mars, renvoyer le texte vers l’Assemblée nationale pour « une deuxième lecture », avant de procéder ou non à sa promulgation.

L’enjeu est de taille : cette nouvelle Constitution, dont seuls quelques extraits ont été rendus publics, instaure un régime parlementaire, ouvrant une V République. Elle prévoit que le pouvoir sera détenu par le président du Conseil des ministres, choisi par le parti majoritaire à l’Assemblée nationale, et dont le mandat n’aura aucune limitation dans le temps. Le président de la République ne sera plus élu au suffrage universel direct mais sera désigné par le Parlement, et n’aura plus qu’un rôle secondaire.

L’opposition et la société civile, qui dénoncent un « coup d’État constitutionnel », n’ont aucun doute : l’objectif caché de ce projet, approuvé par une Assemblée nationale largement dominée par le parti présidentiel, est de faire en sorte que Faure Gnassingbé, 57 ans, au pouvoir depuis 2005, devienne président du Conseil et puisse ainsi se maintenir indéfiniment à la tête du pays.

La méthode utilisée pour faire passer cette réforme alimente les soupçons. Premier problème : l’article 59 de l’actuelle Constitution dispose que le mode d’élection du président de la République ne peut être modifié « que par voie référendaire ». En outre, le texte soumis au vote des députées « n’a jamais été diffusé, tout comme ses motivations. Sur le site du ministère de la communication, il est écrit qu’il sera rendu disponible à la population le jour de sa promulgation. C’est une étrangeté qui ne s’est jamais vue », souligne l’opposant Nathaniel Olympio, président du Parti des Togolais.

Il a été de surcroît adopté en catimini, en pleine nuit, par des députées dont le mandat, arrivé à échéance en décembre 2023, a été prorogé de quelques mois sans explication ; et quelques semaines seulement avant des élections législatives, fixées au 20 avril. Résultat, sur les réseaux sociaux, le hashtag #SansNousConsulter est devenu viral.

La perspective d’un cinquième mandat

« Modifier une Constitution est l’acte le plus important que l’Assemblée nationale puisse poser. Pendant cinq ans, les députés ne l’ont pas fait. Ils le font au moment où on leur donne un supplément de mandat. Cela n’a pas de sens », commente Nathaniel Olympio. Cette Assemblée est encore moins légitime à adopter une nouvelle loi fondamentale, ajoute-t-il, du fait de son caractère quasi « monochrome », résultat des conditions désastreuses dans lesquelles elle a été « élue » en 2018. Précédées par de gigantesques manifestations de l’opposition, violemment réprimées, et par des appels au boycott, les élections législatives de l’époque avaient été marquées par de nombreuses irrégularités.

La Conférence épiscopale du Togo a elle aussi questionné le bien-fondé d’une démarche menée par des députées en fin de mandat, exhortant le chef de l’État à « surseoir la promulgation de la nouvelle Constitution et à engager un dialogue politique inclusif » après les prochaines législatives.

Pour tenter de faire retomber la tension, des ministres se succèdent depuis trois jours sur les plateaux de télévision, sans toutefois laisser espérer un retour en arrière. Celui de l’enseignement, Komla Dodzi Kokoroko, a notamment expliqué sur TV5 que l’un des buts de la réforme était « d’en finir avec un cycle électoral qui devenait redondant et rébarbatif avec à la clé des contestations », de « déverrouiller l’espace politique », avec « un régime qui se veut plus rassembleur et plus responsable ». Il a aussi soutenu que la voie référendaire ne s’applique pas pour un « changement total de régime ».

Avec ce projet, les tenants du pouvoir cherchent à « s’assurer une marge de sécurité pour contourner la limitation à deux mandats présidentiels », pense Ekoué David Dosseh. Cette disposition existait dans la Constitution obtenue de haute lutte par une mobilisation citoyenne et adoptée par référendum en 1992, avant d’être retirée en 2002, puis a été réintroduite en 2019 sous la pression populaire.

Pourtant, Faure Gnassingbé peut se présenter à la prochaine présidentielle, prévue pour février 2025 : il s’est arrangé pour que la modification constitutionnelle de 2019 ne soit pas rétroactive. Le compteur de mandats a donc été remis à zéro lors de l’élection de 2020, et il peut en effectuer encore un autre. Mais sans doute se préoccupe-t-il déjà de la réaction qu’aura la population togolaise face à la perspective de ce qui serait pour lui un cinquième mandat, suppose Nathaniel Olympio.

Le président sait qu’il n’est pas populaire : il a été élu et réélu à l’issue de scrutins qui ont tous été frauduleux et contestés. Il est aussi conscient que le contexte général a changé depuis 2020. « Ces derniers temps, c’est la grande bousculade dans la sous-région », rappelle Nathaniel Olympio, en faisant allusion aux coups d’État militaires qui ont secoué la Guinée, le Mali, le Burkina Faso et le Niger.

« Après le Sénégal, où la situation s’est dénouée de manière apaisée, tous les regards sont désormais tournés vers le Togo, vu comme le prochain domino qui pourrait potentiellement tomber. Aujourd’hui, plus personne ne peut accepter que l’on fasse trente ou quarante ans au pouvoir », souligne-t-il. Les autorités françaises, qui ont toujours soutenu le président togolais, l’ont sans doute compris elles aussi, et semblent avoir pris des distances.

Toutes ces données ont poussé ceux qui tiennent les commandes du Togo à chercher une astuce pour prolonger d’une autre manière le pouvoir de Faure Gnassingbé, analyse Nathaniel Olympio.

Aujourd’hui, cela fait 57 ans que la famille Gnassingbé dirige le Togo.

Pour les Togolais et Togolaises, c’est une vieille histoire qui se répète ou se prolonge. Ils ont d’abord subi les manipulations et fraudes électorales organisées pendant la période coloniale par l’administration française pour faire élire ses candidats, puis enduré celles utilisées pendant le long règne d’Étienne Gnassingbé Eyadéma.

Après avoir participé à l’assassinat du président Sylvanus Olympio en 1963, Étienne Gnassingbé Eyadéma, ancien soldat de l’armée française arrivé au pouvoir par la force en 1967, a gouverné de manière despotique, truquant les processus électoraux et manipulant la Constitution, avec l’aide de juristes français, dont Charles Debbasch et Pierre Mazeaud, et sous le regard toujours bienveillant de Paris.

À sa mort, en 2005, son fils Faure s’est imposé à son tour par la violence – et avec l’appui du président Jacques Chirac : entre 400 et 500 personnes ont été tuées avant, pendant et après l’élection présidentielle organisée cette année-là, selon les Nations unies. Aujourd’hui, cela fait cinquante-sept ans que la famille Gnassingbé dirige le Togo.

Ces dernières années, les libertés ont semblé se rétrécir chaque jour davantage, en particulier pour les journalistes. Un exemple récent : au lendemain de l’adoption par les députées du projet de réforme constitutionnelle, l’opposition et la société civile ont été empêchées d’organiser des conférences de presse. « Les autorités togolaises ne s’embarrassent même plus de sauver les apparences. Toutes les personnes qui refusent de s’aligner sur leur politique sont réduites au silence par la force », a réagi Samira Daoud, directrice régionale d’Amnesty International.

« Cette lutte pour la limitation des mandats dure depuis plusieurs années. Elle évolue et va se poursuivre pendant plusieurs mois encore. Il va falloir s’organiser, agir sur le plan national, réactiver les réseaux à l’international », explique Ekoué David Dosseh.

« Il faut espérer que la raison revienne. Et aussi que les amis du Togo arrivent à faire pression, parce que ce type de régime est beaucoup plus sensible vis-à-vis de ce qui se passe à l’extérieur du pays qu’à l’intérieur, abonde Nathaniel Olympio. Nous avons déjà connu des situations où nous étions à deux doigts de modifier les choses, et puis ça n’a pas abouti. Nous devons donc rester vigilants, nous battre jusqu’à ce que les changements que nous souhaitons deviennent effectifs. »

Source: Mediapart [Titre original: Togo- l’opposition dénonce un « coup d’État constitutionnel »]

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