Opinion : Le sens de l’Histoire : une espérance sénégalaise

La fulgurante élection du plus jeune président sénégalais, Bassirou Diomaye Faye, le 24 mars 2024 a suscité ferveur et espérance en Afrique de l’Ouest et au-delà. Dans la même nuit du 24 au 25 mars, comme par un effet de miroir disgracieux, la représentation nationale togolaise en attente de son imminent renouvellement, adopta contre toute attente un bouleversement constitutionnel qui ne soulève pas l’entière adhésion des populations. Face à l’improbable démocratisation togolaise, que nous disent le Sénégal et son histoire politique ? 

Il est des jours où l’on se souvient de qui on est, de quoi nous sommes faits et pétris. Il est des moments que l’on ne voudrait en aucune façon laisser choir dans l’abîme des oublis. Et ces instants-là, qui sont à la fois tangibles et peut-être surréalistes, le Sénégal et son peuple viennent de nous en faire offrande de la plus belle des manières. Avec ardeur, détermination et panache, cet îlot de la démocratie dans l’espace francophone ouest-africain, a une nouvelle fois tenu son rang. Malgré les dérives autoritaires de ses dirigeants du moment, malgré les accès insurrectionnels, malgré les arrangements politiciens, malgré l’acmé d’une crise qui semblait hors de contrôle, le pays a tenu bon. Ni soldatesque, ni délire messianique. Le Pays de la Teraanga n’a pas succombé au chant de ces sirènes dont l’accoutrement kaki ajoute à la certitude de promesses non tenues et de lendemains heurtés.

Ils ont fait une chose, un peu comme à l’accoutumée diraient-ils : par un civisme agissant et quasi culturel, par des mécanismes institutionnels maintes fois éprouvés, par des actions vigoureuses d’une société civile ayant un sens élevé des enjeux de l’heure, ils ont défendu leurs libertés contre matraques et tirs à balles réelles, ils ont exercé leurs droits à choisir celui d’entre eux qui incarne leur vision des cinq prochaines années. Quitte à se tromper !

C’est également en cela que ce qui est en marche sous nos yeux ne peut laisser indifférents ceux qui s’essayent à questionner le réel. En effet, comment comprendre – dans le sens littéral du mot à savoir saisir ensemble – les ressorts profonds qui sous-tendent les dynamiques de la vie publique sénégalaise ? quelles en sont les manifestations les plus marquantes, mais encore, que dire des profils de ses acteurs de premier plan ? Peut-on et même doit-on réduire le succès sans ambages d’un parti qui a à peine soufflé son jubilé d’étain, à la déflagration d’une volonté populaire excédée ? autrement, qu’en est-il en vérité ?

Un long et âpre apprentissage

Il est presque un lieu commun de soutenir que la démocratie sénégalaise dispose d’armatures fortes et repose sur des soubassements dont les couches sont en cours de sédimentation inéluctable. Ceci est sans doute vrai, en partie, mais comme le génèrent souvent les phases de grande euphorie collective, on peut être enclin à gommer les aspérités de cette construction haletante et douloureuse du consensus national. Il ne serait pas concevable d’occulter les pages peu flatteuses d’une histoire politique qui a démarré d’une manière assez inédite.

Mamadou Dia, le rigoriste sacrifié

Ainsi à l’origine, il y eut entente de deux territoires (le Soudan et le Sénégal) pour accéder ensemble à la souveraineté internationale le 20 juin 1960. Puis, faut-il le souligner, l’entité sénégalaise qui s’affranchira deux mois plus tard de la Fédération du Mali, était dirigée par un exécutif bicéphale (à deux têtes). Déjà à l’époque, le régime parlementaire exclusif pour lequel avait opté le Sénégal indépendant montra très tôt ses freins[1]. Le président du conseil, véritable chef de l’exécutif, Mamadou Dia – favorable à une rupture avec l’ancienne métropole – et son alter ego Léopold Sédar Senghor, président de la république ayant pouvoir de représenter l’Etat à l’extérieur, entrèrent en conflit quant aux orientations économiques et politiques du pays. Le rapport de force tourna à l’avantage du second. Sans état d’âme, celui-ci fit démettre Mamadou Dia et l’embastilla pour de longues années de diète noire. L’issue peu glorieuse de cet acharnement sur son ancien et fidèle compagnon constitue à ce jour, l’angle mort d’un parcours presque immaculé du président poète.

Omar Blondin Diop, le destin brisé  

Autre décennie même pratique : qui peut oublier la morbide et retentissante affaire Omar Blondin Diop ? Véritable feu-follet, ce jeune et brillant intellectuel fut le premier Sénégalais à être admis à la très prestigieuse Ecole Normale Supérieure à Paris. Avec Daniel Cohn-Bendit, il participa activement à la fondation du Mouvement du 22 mars, déclencheur des événements de Mai 68. Militant révolutionnaire formé à la lutte armée, Omar Blondin Diop fut arrêté à Bamako sur ordre des autorités maliennes puis extradé à Dakar où sous le couvert de la fameuse « atteinte à la sûreté de l’Etat », les forces du ministre de l’intérieur d’alors Jean Collin[2], s’assurèrent de son incarcération à l’austère prison tout en symbole[3] de l’Île de Gorée. Le 11 mai 1973, son homicide maquillé grossièrement en suicide fut annoncé à sa famille. Mais dès le départ, celle-ci s’opposa à la version officielle du suicide par pendaison. Et après de longues années de combat acharné, il se révèle que le jeune philosophe passé par le trotskisme, a succombé sous les coups de geôliers à la main un peu lourde. Crime d’Etat ou bavure policière ; nul ne saurait l’affirmer à ce jour.  

L’assassinat du Juge constitutionnel Babacar Sèye

La fin des années 1980 et le début de la décennie 90 n’ont pas échappé à la récurrence de l’accès de fièvre qui semble se saisir du patient Sénégal dans sa quête d’une gouvernance probe et librement consentie. Dans un cas, c’est l’arrestation du fringant opposant, un certain Maître Abdoulaye Wade, qui embrasa le tout Dakar[4]. Dans l’autre, l’organisation des élections législatives dans une atmosphère socio-politique quasi chaotique, finit de parachever le scénario du pire. Le Sénégal sous le vertigineux Abdou Diouf, en apnée, s’apprêtait à connaître les résultats d’un scrutin législatif aux enjeux décisifs autant pour le pouvoir socialiste que pour le bouillant parti libéral PDS[5]. Premier coup de tonnerre : le charismatique président du Conseil constitutionnel, Kéba Mbaye, démissionne avec fracas. Lui, l’artisan du consensuel Code électoral qui a servi de cadre normatif au scrutin, jette l’éponge dans la phase ultime du processus électoral. Stupeur. Son vice-président, le juge Babacar Sèye, ancien cacique de la majorité sortante se retrouve à la manœuvre et clame à qui veut l’entendre qu’il ira jusqu’au bout du processus. Les esprits sont chauffés à blanc. Le 15 mai 1993 en fin d’après-midi, à l’arrière de sa Renault 25 de fonction, deux tireurs mettent en joue le haut magistrat alors que son véhicule tourna dans la rue conduisant à son quartier résidentiel de SICAP[6]. Le Conseil constitutionnel, juge des élections, venait de perdre sa tête. Incrédule, tout le pays en émoi entre dans une torpeur d’où le sortira, quelques jours plus tard, l’annonce de la mise aux arrêts des auteurs de ce crime sacrilège.

Le non-franchissement du précipice

Ces faits tragiques qui ont orchestré la dramaturgie sénégalaise peuvent laisser accroire une historiographie tout en dysharmonie. Il est vrai que les événements malheureux de 2021 à 2023 sont à même d’alimenter un récit national où le trauma occuperait une place centrale. Mais en réalité, en dépit de l’hyper présidentialisation du système institutionnel, l’organisation socio-politique et administrative n’a pas vacillé face à la contestation tous azimuts. Les agents économiques ont maintenu leurs activités y compris en temps de crise avérée. Les forces motrices d’une administration publique certes politisée mais à due proportion, n’ont jamais rompu. La défiance voire l’absence de consentement à l’autorité se trouvaient contenues par le souci de pondération de larges franges de la société. Et le poids du religieux, mais plus encore l’influence manifeste des grandes confréries – Mourides, Tidjanes, Khadr, Layene, etc. – agit comme la charpente invisible de l’édifice national. Ecoutées et vénérées, ces confréries opèrent dans un clair-obscur à l’image de sociétés secrètes dont on subodore la puissance sans jamais objectiver son spectre réel. C’est dans ce paysage à l’architecture ancienne que de nouveaux jeunes effrontés sont venus poser leurs ballots.

Une soif brûlante de redevabilité

Les nouveaux acteurs qui ont pris possession de l’aire du jeu politique et leurs devanciers sont autant dissemblables dans leurs modes d’action que leur détermination commune ne souffre d’aucune inhibition. Hier Abdoulaye Wade, Alioune Badara Niang, Amath Dansokho ou Landing Savané, et aujourd’hui Ousmane Sonko, Bassirou Diomaye Faye ou encore Guy Marius Sagna. Les premiers, mus par une ambition dévorante de s’incarner dans le pouvoir d’Etat, axaient leurs stratégies sur leur droit légitime de contester l’hégémonie d’un système autoritaire hérité du parti unique. Les seconds ancrent au cœur de leur doxa politique l’obligation qui incombe à ceux qui détiennent des charges publiques de rendre compte de leur gestion. La reddition des comptes n’est plus une variable mais s’inscrit désormais comme seule boussole pour tout commis de l’Etat. Et ce discours fait mouche au sein des masses populaires fortement juvéniles. Les centaines de milliers de jeunes n’attendent plus le terme du mandat donné à ceux qui les gouvernent pour porter leurs réclamations, mais c’est ici et maintenant qu’il faut leur rendre compte. Ils ne s’expliquent pourquoi on leur vante l’émergence[7] et les milliards de francs CFA de travaux d’infrastructures et qu’au même moment, eux les supposés bénéficiaires s’échinent à trouver à peine leur pitance du jour. Désormais la gouvernance n’est plus un service public serein au long cours, mais un exercice périlleux où les populations acceptent de moins en moins l’enrichissement rapide et spectaculaire de femmes et d’hommes dont le seul mérite est d’être nommé à une fonction publique.

Quels acteurs et pour quelle gouvernance ?

En vérité, ce n’est pas tant la nature du régime politique qui est en cause ici ou ailleurs, que la volonté des populations à contraindre à rendre compte ceux qui pour un temps et en leur nom, ont l’insigne honneur d’administrer les affaires de la nation. Il s’agit d’un impératif catégorique que de nombreux dirigeants politiques, du plus humble jusqu’au sommet de la pyramide, ont oblitéré. Certains, parce que enivrés par l’étreinte du pouvoir, d’autres parce que voulant conserver ou dirais-je confisquer les rênes du pouvoir. Dans un cas comme dans l’autre, en attendant d’espérer de voir la vertu germer dans le cœur de ces personnes, seule la capacité d’hommes et de femmes à rester fidèles à la mission pour laquelle ils ont accepté de coopérer, pourra sauver la démocratie institutionnelle du naufrage.

Autrement dit, il n’est pas demandé aux serviteurs de l’Etat qui opèrent dans les rouages institutionnels (Justice, Police, Collectivités territoriales, etc.) de faire preuve d’actes héroïques ou de témérité. Il est simplement attendu de leur part qu’ils servent leur serment chacun selon sa charge : agir en toute impartialité, obéir à la loi, rendre la justice conformément à la loi et au nom peuple

Nulle part il n’est proclamé que c’est au nom d’intérêts privés qu’il faille agir lorsqu’on sert l’intérêt général. Nulle part il n’est écrit qu’il faut être loyal à tel frère du village, à tel ministre ou président de la république. Il est dit qu’il faut non pas ruser avec la loi mais agir selon la loi. Ce qui peut sembler une évidence ici, ne l’est nullement ailleurs. En cause, des pesanteurs vénales que l’action conjuguée d’une société civile alerte et des autorités morales au fait de leurs responsabilités, ont permis aux hauts magistrats sénégalais de s’affranchir. La démocratie s’en trouve sauve. Pour cette fois. Et c’est déjà cela de gagner !

Existe-t-il une formule pour que la recette sénégalaise puisse prendre corps ailleurs…au Togo par exemple ? Justement le Togo, où a pris siège depuis le 25 mars 2024, une vive controverse relative à un changement constitutionnel surprise, ne pourrait-il pas pour une fois, emboîter le pas d’une modernité authentique ? Ce pays historiquement territoire pilote, ne doit-il pas cesser d’être le théâtre d’expérimentations qui insultent l’intelligence de ses filles et fils ? Certes l’idée n’est pas d’espérer une floraison massive et subite de vertus au cœur de toutes ses institutions. Mais tout de même, à quoi sert-il d’espérer si ce n’est de démentir l’avenir,[8] un avenir sinistre que projette cette énième manipulation du texte fondamental de toute une nation ? C’est d’ailleurs pour cela que d’aucuns n’envisagent pour seul horizon que le sursaut citoyen. Et la toute première étape est de ne pas désespérer du patient Togo. Le Sénégal a ravivé la flamme : la démocratie s’inscrit dans le sens de l’Histoire. Inexorablement.

Jërëjëf[9] Sénégal !

Bruxelles, le 13 avril 2024

Josélito Kodjo Missodey

Conseiller juridique – MIC Asbl


[1] Contrairement à la fable servie par les porteurs du bouleversement constitutionnel au Togo, le système parlementaire recèle un défaut congénital : sa stabilité ne dépend pas du terme d’un mandat mais d’incessants rapports de force au sein de l’assemblée nationale.

[2] Homme politique sénégalais d’origine française et ancien fonctionnaire de l’administration coloniale, il opta pour la nationalité sénégalaise puis servit durant trente ans les administrations Senghor et Diouf à divers postes sécuritaires stratégiques.

[3] Citadelle située sur l’Ile du même nom, Léopold Sédar Senghor y faisait emprisonner ses opposants, presque au secret. Elle abrite actuellement le musée historique du Sénégal et sa Maison des Esclaves.

[4] Scènes de guérilla urbaine, attentats ciblant les symboles de l’Etat, explosion d’une voiture piégée devant le commissariat de Dieuppeul à Dakar.

[5] Parti Démocratique Sénégalais, premier parti institutionnel d’opposition d’envergure nationale.

[6] Société Immobilière du Cap-Vert ; institution publique fondée en 1950 avec siège à Dakar. Elle a été le maître d’ouvrage de nombreux programmes d’habitation y compris des résidences à caractère social

[7] Vocable en vogue dans de nombreux pays africains francophones en écho aux indicateurs économiques et sociaux des pays émergents d’Asie du Sud-Est notamment. Ici, il est lié au Plan Sénégal Emergent porté par le gouvernement de Macky Sall.

[8] Formule inspirée de l’aphorisme « Espérer, c’est démentir l’avenir » du moraliste et philosophe roumain Emile Michel Cioran. Convaincu de la misère fondamentale de l’homme et de la dérision de ses ambitions, il cultiva l’ascétisme dans sa pensée comme dans son existence. (Extrait de l’Encyclopédie Larousse)

[9] Merci en Wolof.

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