Le dramaturge togolais Senouvo Agbota Zinsou, fidèle à sa plume incisive et engagée, nous livre avec “Qui affirme détester à jamais le roseau… » un monologue théâtral et satirique d’une rare intensité, écrit le 28 juillet 2025 à Munich. Ce texte corrosif, conçu pour être joué avec accompagnement musical et refrain chanté, est bien plus qu’un exercice stylistique : c’est un cri dramatique sur la dérive du pouvoir, l’héritage dictatorial et la déshumanisation de la politique.
Sous les traits de « La Bête », voix grotesque et tyrannique, le narrateur s’affiche dans une gestuelle pathétique, devant son miroir, oscillant entre comédie et confession. Il revendique sans détour les crimes de son père dictateur redouté et assume sa filiation comme une fatalité : « Qu’ on ne me dise pas d’ aller apprendre autre chose, / Pour moi la liste des apprentissages est bien close. »
L’auteur, avec une ironie mordante, dépeint un pays prisonnier d’un culte du pouvoir où la terreur devient norme et la médiocrité s’érige en loi. Derrière les rires et les jeux de mots, Zinsou dénonce l’abdication morale de ceux qui participent au règne du « Souverain », ce despote grotesque mais lucide, conscient du ridicule qu’il incarne autant que de l’emprise qu’il exerce.
L’utilisation du proverbe ewe-mina, « Ne wo tsri ketia, a tsri aba », introduit d’emblée le thème de l’hypocrisie : on ne peut prétendre rejeter une chose et en profiter en silence. Le texte devient ainsi une parabole cinglante de l’actualité politique africaine, un miroir que Zinsou tend autant au lecteur qu’à la scène politique.
Ce monologue, bien que féroce, est porteur d’une ambition littéraire et intellectuelle : faire parler le monstre pour mieux montrer les décombres qu’il laisse derrière lui. Un texte à lire, à écouter, à mettre en scène mais surtout à méditer.
Commentaires de Karl Adadé GABA
TEXTE INTEGRAL
QUI AFFIRME DÉTESTER À JAMAIS LE ROSEAU, JURE DONC NE JAMAIS POSER SUR LA NATTE SA PEAU (1)
( MONOLOGUE)
(Poème satirique et humoristique. Avec accompagnement musical. Le chœur répètera à intervalles réguliers de 3 ou 4 vers, le titre en guise de refrain.)
(Il se regarde au miroir et fait des grimaces.)
Bien sûr que j’ ai peur de ces foules, toutes ces masses…
Moi, La Bête ! Oui, c’est comme ça qu’ils m’appellent. La Bête !
Autant le diffuser partout à la trompette.
Dans tous les pays où on parle de moi, en noir.
Ça, je le comprends, c’est parce qu’ils veulent le pouvoir.
Mais ça, ils ne l’ auront pas, je le dis, le jure!
Pour eux, mon père a installé une dictature…
Hé! Hé!Blabla ! blabla ! Embêter mon papa?
Quoi ? Il était Baobab ! Il était Éléphant !
Qu’est-ce que vous voulez que je sois, moi son enfant ?
Un fauve dans la forêt ou dans l’ eau : crocodile !
Qu’on ne me prenne pas du tout pour un imbécile.
Je suis féroce, j’ ai dévoré et je dévore.
Lorsque je leur ai parlé de municipales,
Beaucoup ont pensé aux bonnes viandes animales.
Ils ont presque tous couru et couru encore…
Viandes animales ? Il faut d’ abord des viandes humaines…
Je les offre et le faisant, vous jette dans des chaînes.
( Il fait quelques pas, et puis au miroir s’ admire.
Et le moment d’ après, éclate d’ un long fou rire).
Suis-je vraiment aussi laid que dans certains médias ?
Lorsque des fois je me regarde de haut en bas…
Ils me donnent maintenant tous, tous les noms négatifs.
Oui je comprends qu’ils soient devenus agressifs.
Presque cinquante ans de vols et d’ assassinats…
Ils oublient la complicité des soldats…
S’ il faut faire un procès et un total procès,
Il faut parler de faits, je veux dire de faits vrais…
Oui mon père, j’ en viens à mon père même, le premier…
D’ accord, au lendemain de ce jour de janvier…
S’ il n’ avait donc pas déclaré que c’était lui…
Il n’ est pas très lettré, mon père, mais « matchatchi !… »
Oui, Oui, j’insulte des millions de concitoyens,
C’est pas faux.Je les ai presque toujours insultés.
Oui, presque tous les compatriotes révoltés…
D’ une manière ou d’une autre, car leur intelligence…
Car avec toutes ces années qu’ on peut dire d’ errance…
Hé! Si le niveau de mon père est l’ un des moins…
Moins élevé que celui des autres militaires ,
Pourquoi l’ ont-ils fait roi après le coup d’ État ?
Bon, d’ accord, de lui, j’ hérite les mœurs meurtrières…
Mais l’ on a chanté et dansé, le treize janvier,
Le jour où, mon père, ce terrible meurtrier,
Bien soumis aux colons, le plus brutal malfrat…
Et pour lui on a même fait de l’ animation…
On a dit que c’est une vraie chance pour la nation.
Et le monde entier, ne l’ a-t-il pas entendu,
Dans la chanson ? Sans lui, le pays est perdu !
Je dis aujourd’hui : sans la Cinquième République,
Ce peuple n’ aurait pas sa musique bien authentique!
Je dis authentique ! L’ authentique est de mon père !
Pour tous l’ idée est claire :
Faire authentique pour le pouvoir, c’est tuer.
Je peux, à la rigueur, distribuer
Des milliers de francs, des millions, des milliards
À des enfants, des adultes, bien sûr, des vieillards.
La condition : pour moi, le trône ! Rien que le trône !
Et tout le monde sait qu’ à personne je ne le donne.
Je ne peux jamais exercer un autre métier.
Que voulez-vous donc ? Mon père était meurtrier !
Et de lui, c’est ce métier que j’ ai hérité.
Qu’ on ne me dise pas d’ aller apprendre autre chose,
Pour moi la liste des apprentissages est bien close.
Haha ! Haha ! Je suis le fils de mon papa.
Les gens qu’ils ne monteront jamais contre nous ?
Les Russes ! Oui pour les avoir contre nous, faut être des fous!
J’ ai fait mon choix et ça doit être toujours comme ça !
Je suis seul. Et vous êtes, bien sûr, neuf millions.
Mais, Ok,face à moi, vous êtes de simples pions.
Faites votre choix entre la dignité et l’ argent,
Si possible, aux yeux de tous, le plus rapidement.
Sinon redoutez la terreur du… Dictateur
Haha ! Haha ! De l’ intérieur à l’ extérieur,
Il faut que je sois reconnu comme Souverain.
Je suis le Souverain, même si le peuple a faim.
Senouvo Agbota ZINSOU
Munich le 28 juillet 2025
Note (1) Proverbe ewe-mina : Ne wo tsri ketia, a tsri aba.