Prof. Kako Nubukpo : « L’Afrique doit rompre avec la dépendance et réinventer son modèle économique »

Invité d’honneur du cercle d’influence Les Rendez-vous d’Afrique(s) au Sénat en novembre, l’économiste et ancien ministre togolais Kako Nubukpo a présenté son nouvel ouvrage, « L’Afrique et le reste du monde – De la dépendance à la souveraineté » (Odile Jacob). Un plaidoyer pour un sursaut et une prise de responsabilité collective.

Kako Nubukpo commence son propos par une mise au point : « Depuis les indépendances des années 1960, nous, Africains, sommes aux commandes. À moins de revendiquer une immaturité permanente, nous devons assumer notre part de responsabilité. » Rejetant l’idée d’une victimisation perpétuelle, l’économiste appelle à une introspection collective pour expliquer l’état actuel du continent. « Il y a des progrès, mais aussi des stagnations et des régressions », constate-t-il. Ce constat l’a poussé à écrire son troisième livre, qui complète une trilogie amorcée avec « L’urgence africaine », en 2019, où il pointait les failles des modèles de croissance adoptés sur le continent.

Une jeunesse sans perspective, désœuvrée et désespérée

L’Afrique est jeune. Très jeune. 40 % de sa population a moins de 15 ans, et la population totale, aujourd’hui de 1,3 milliard, devrait doubler d’ici à 2050. Mais cette jeunesse, si prometteuse, est aussi en proie à un profond désespoir. « Chaque année, environ 15 millions de jeunes arrivent sur le marché du travail, alors que seuls 50 000 emplois formels sont créés par État », explique Nubukpo. Le résultat est accablant : des millions de diplômés, faute d’opportunités, se tournent vers des métiers informels ou sombrent dans le désespoir.

Le Togo, pays d’origine de l’économiste, illustre cette crise. À Lomé, la capitale, il n’est pas rare de voir des diplômés reconvertis en conducteurs de mototaxi. Pire encore, Nubukpo mentionne une hausse alarmante des suicides chez les jeunes, fait symptomatique de cette perte de repères. « Des vies gâchées, faute de travail et de perspectives », résume-t-il.

Les coups d’État : un rejet des modèles établis

Kako Nubukpo n’élude pas les récents bouleversements politiques au Sahel. Les coups d’État au Mali, au Niger et au Burkina Faso, selon lui, traduisent une triple déception :

– Absence de perspectives économiques : le désespoir alimente un rejet des démocraties formelles.

– Démocraties superficielles : les alternances politiques n’ont pas apporté de véritables alternatives économiques.

– Dix ans de lutte contre le djihadisme sans résultats : des milliers de jeunes meurent dans des conflits, sans voir d’amélioration.

Ces frustrations poussent la jeunesse à chercher « autre chose », même si cela passe par des régimes militaires.

Une croissance insuffisante et mal orientée

L’économiste dresse un bilan sévère de la croissance africaine, qu’il juge trop dépendante des matières premières. Les six premières économies africaines (Nigeria, Afrique du Sud, Égypte, Algérie, Éthiopie, Maroc) représentent 65 % du PIB du continent, mais deux d’entre elles (Nigeria et Algérie) reposent presque exclusivement sur le pétrole. « Lorsque l’on parle de croissance africaine, on parle surtout de l’évolution des cours du pétrole », relève Nubukpo.

Surtout, c’est la faible capacité de cette croissance à créer des emplois qui inquiète : « Un point de croissance en Afrique ne génère pratiquement aucun emploi. »

Un néo-protectionnisme écologique comme solution ?

Face à ces défis, Kako Nubukpo défend un néo-protectionnisme écologique. Ce modèle propose de protéger les marchés locaux pour encourager la production nationale. Il prend l’exemple du riz sénégalais, incapable de rivaliser avec le riz américain massivement subventionné : « Si rien n’est fait, nos producteurs locaux disparaissent. » Nubukpo prône également une intensification de l’agroécologie, estimant que l’agriculture peut être un gisement important de création d’emplois.

La question épineuse du franc CFA

L’économiste revient aussi sur le débat autour du franc CFA, qu’il qualifie de « monnaie structurellement surévaluée ». Selon lui, cette monnaie profite avant tout aux élites urbaines, au détriment des producteurs locaux. « Les réserves de change, qui permettent d’importer du champagne ou des véhicules de luxe, sont produites par des paysans qui n’ont même pas accès aux services publics de base », déplore-t-il.

À partir du moment où, lors de l’accession à l’indépendance, les chefs d’État africains ont choisi la balkanisation dans le cadre d’États-nations plutôt que de rester dans une fédération, mais tout en gardant le franc CFA, la question était posée de l’articulation entre la souveraineté monétaire « fédérale », et la capacité de chaque pays à piloter son économie nationale.

Selon Kako Nubukpo, « C’est au moment des indépendances que l’on aurait dû avoir ce débat. Mais on ne l’a pas eu. Du coup, on est resté dans le fait d’avoir une monnaie rattachée au franc français puis à l’euro, donc une monnaie forte, avec des économies faibles. La zone franc a une monnaie forte mais ne transforme pas les matières premières qui sont chez elle et ses jeunes migrent vers l’Europe, cherchez l’erreur ! C’est aussi simple que cela. Il faut une monnaie qui soit en phase avec le type d’économie que l’on a ».

Repenser l’intégration africaine

Kako Nubukpo critique également le caractère artificiel des organisations panafricaines actuelles, le continent étant encore soumis à des logiques héritées de la colonisation. Les frontières coloniales, selon lui, ne tiennent pas compte des réalités culturelles et historiques. Il souligne que les récents regroupements, comme l’Alliance des États du Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso), sont plus ancrés dans des dynamiques historiques, rappelant les anciens empires africains du Moyen Âge.

Il appelle à une meilleure coopération intra-africaine, tout en tenant compte des spécificités locales. « L’Afrique doit transformer ses matières premières sur place, créer de la valeur et des emplois », martèle-t-il.

Un modèle global à réinventer

Pour Kako Nubukpo, l’Afrique ne pourra s’émanciper sans une refonte globale de son modèle économique. Cela passe par une meilleure gouvernance, des investissements dans les infrastructures, mais aussi une reconnaissance internationale de son rôle dans la préservation des écosystèmes. « L’Afrique n’émet que 4 % des gaz à effet de serre, alors qu’elle représente 17 % de la population mondiale. Si l’on voulait faire comme le reste du monde l’a fait pendant trois siècles, il faudrait nous autoriser à dépenser ou à émettre au moins 17 % des gaz à effet de serre. Et si en plus on évoque l’hypothèse de rattrapage, on devrait nous autoriser à émettre plus que 17 % de gaz à effet de serre… Mais avec ce type de raisonnement, on voit que la planète ne pourrait plus être habitable.

Donc, lorsque nous sollicitons des investissements massifs de la part du reste du monde, il s’agit beaucoup moins de charité que de versements de contrepartie. Ce que l’Afrique demande, ce n’est pas la charité, c’est d’investir en Afrique pour qu’elle n’exploite pas les écosystèmes naturels autant que d’autres l’ont fait, et pour que la planète demeure habitable. Sinon, nous irons tous dans le mur. Car vous ne pourrez pas exiger des gens qu’ils meurent de faim sur place, alors qu’ils pourraient exploiter des hydrocarbures. »

Une souveraineté à bâtir

Kako Nubukpo critique sans surprise les institutions internationales, comme le FMI et la Banque mondiale, accusées de promouvoir des modèles inadaptés aux réalités africaines. Il appelle à une révision des politiques publiques, souvent fondées sur des statistiques trompeuses, pour répondre aux besoins réels des populations.

Avec « L’Afrique et le reste du monde » – qui a reçu le Prix du livre économique francophone 2024, décerné par le Forum Francophone des Affaires (FFA) – il établit ainsi un diagnostic sans concession et esquisse des pistes audacieuses pour l’avenir du continent. Il appelle à une prise de conscience collective, tant de la part des Africains que de la communauté internationale. Car, comme il le rappelle, « si l’Afrique échoue, c’est toute la planète qui en paiera le prix. »

Avec cet ouvrage, Kako Nubukpo renforce son statut d’économiste parmi les plus influents de l’Afrique contemporaine, porteur d’une vision citoyenne, à la fois critique et pleine d’espoir.

Source: africapresse.paris

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